L’extradition d’Assange, une menace pour le journalisme

« Si vous criminalisez la collecte d’information, vous criminalisez le journalisme. La protection des sources constitue un devoir moral pour les reporters. Nombreux sont ceux qui ont été en prison pour protéger ce principe ». Suivez les audiences d’extradition de Julian Assange à Londres avec Tim Dawson, représentant de la FIJ.

[Translate to French:] A demonstrator protests outside of the Old Bailey court in central London on September 8, 2020, on the second day of the resumption of WikiLeaks founder Julian Assange's extradition hearing. Tolga Akmen / AFP

Il aura fallu un petit temps d’échauffement, mais la joute opposant James Lewis, conseiller de la reine, et Mark Feldstein, professeur à l’université du Maryland, dans la salle d’audience a révélé quelques enjeux cruciaux pour les journalistes. Les deux protagonistes comparaissaient devant l’Old Bailey à Londres, James Lewis plaidant pour le gouvernement américain en faveur de l’extradition de Julian Assange, Mark Feldstein ayant été sollicité en tant qu’expert afin d’expliquer la manière de travailler des journalistes.

Avec plus de trente ans d’expérience au barreau, James Lewis fait la promotion de ses services en se qualifiant d’« homme charmant avec un méga cerveau ».

Le juriste a eu recours à une technique classique d’avocat pour tenter de détruire le témoignage et la réputation de son adversaire. Il a ainsi posé au témoin une série de questions simples en apparence qui attirent ce dernier dans un piège où la seule issue possible est de décrédibiliser son propre témoignage. Du moins, c’était manifestement le but auquel James Lewis aspirait.

Lewis : « Pensez-vous, professeur, que les journalistes sont au-dessus de la loi ? »

Feldstein : « Non, maître, je ne le pense pas. »

Lewis : « Et pensez-vous qu’un journaliste devrait être autorisé à pirater l’ordinateur d’une personne afin de récupérer des informations privées ou à cambrioler son domicile ? »

Feldstein : « Non, je ne le pense pas. »

Lewis : « Donc, si un journaliste aide quelqu’un à cambrioler une maison ou à pirater un ordinateur en vue d’obtenir des informations, sommes-nous d’accord qu’il a clairement enfreint la loi ? »

Feldstein, après une pause : « Tout dépend des détails de l’affaire, et c’est ici que les choses se corsent un peu. »

Si l’on ne sait pas si cette réponse constituait le dénouement espéré par James Lewis, on a pu clairement constater à travers les propos tenus précédemment par Mark Feldstein à quel point ce dernier élément était vital pour le journalisme. Le professeur a ainsi expliqué que, durant sa brillante carrière de reporter, il avait fréquemment été en possession de documents ayant fuités. Il a également affirmé qu’aider une source à récupérer des informations sans être repérée et dissimuler le rôle joué par cette dernière renvoyaient à « un mode opératoire standard pour les reporters » et qu’il s’agissait de tâches qu’il enseignait à ses propres étudiants en journalisme.

Un peu plus tard, l’avocat a retenté une stratégie similaire :

Lewis : « Etes-vous d’accord avec moi, professeur, qu’un État a le droit de garder certains secrets, comme les mouvements de troupes en temps de guerre ou les codes nucléaires par exemple ? »

Feldstein : « Bien sûr. »

Lewis : « Donc, si quelqu’un tente de glaner des détails sur les mouvements de troupes en temps de guerre ou de voler les codes nucléaires, ou toute information susceptible de mettre des personnes en danger, est-il raisonnable de considérer un tel acte comme un crime ? »

Mark Feldstein n’a pas pu très bien entendre cette dernière question du fait de la connexion du canal vidéo par lequel il s’exprimait, mais la manœuvre rhétorique de l’avocat était très claire : alors que les deux premiers exemples choisis n’ont rien d’ambigu, le dernier renvoie à une expression fourre-tout beaucoup plus sujet à débat.

Mark Feldstein a répondu fermement. « Si vous criminalisez la collecte d’informations, vous criminalisez le journalisme. La protection des sources constitue un devoir moral pour les reporters. Nombreux sont ceux qui ont été en prison pour protéger ce principe. » Ensuite, le professeur a affirmé qu’il pensait que le gouvernement américain pourrait, par le biais de ce dossier, essayer de créer des précédents qui lui permettraient de poursuivre d’autres acteurs du monde médiatique.

Là est tout l’enjeu de cette affaire : il est clair que n’importe quel journaliste d’investigation aurait pu commettre les actes en raison desquels les États-Unis veulent extrader et poursuivre Julian Assange. Que l’on considère le fondateur de Wikileaks comme un journaliste ou non, ou, effectivement, que sa décision de publier des câbles fuités sans aucune censure constituait un acte « responsable », sont des débats secondaires.

Mark Feldstein a par ailleurs souligné dans un autre argument l’ampleur du risque que pourrait présenter la concrétisation de ce scénario, compte tenu du nombre de fois où les différentes administrations américaines ont envisagé de poursuivre des journalistes en possession d’informations fuitées. Par exemple, Richard Nixon souhaitait réduire au silence Jack Adamson[sj1] [dg2] [dg3] , allant jusqu’à songer à le faire assassiner. Par ailleurs, Barack Obama a désespérément cherché un moyen pour faire traduire Julian Assange en justice.

Le témoin qui a précédé Mark Feldstein, l’éminent avocat des droits de l’homme Clive Stafford Smith, a clairement démontré la perte que pourrait engendrer la considération de l’obtention de données fuitées comme un crime. Il a ainsi décrit un gouvernement américain qui, depuis les attentats du 11 septembre, cherchait à classifier presque toutes les informations en sa possession.

L’avocat a ensuite illustré le niveau d’absurdité que pouvait atteindre cette volonté à l’aide d’un exemple fascinant. « Lorsque je suis parti rencontrer pour la première fois un citoyen britannique enfermé à Guantanamo Bay, celui-ci m’a remis trente pages décrivant les tortures qu’il avait subies. L’intégralité de ce document a été directement classifiée car la divulgation d’actes de tortures représentait une menace pour la sécurité nationale (des États-Unis). »

Clive Stafford Smith a ainsi affirmé que l’« obsession américaine » post-11 septembre concernant le secret était telle que la majorité des informations classifiées constituaient simplement des données embarrassantes ou révélatrices d’une mauvaise prise de décision.

Derrière cette déclaration se cachait un sous-entendu très clair : si se retrouver en possession de documents fuités sans autorisation devenait un crime, les journalistes n’auraient plus beaucoup de choses à rapporter à l’avenir.

L’avocat des droits de l’homme a aussi clairement démontré l’importance plus générale du journalisme. En effet, d’après lui, les révélations de Wikileaks ont contribué à mettre un terme à un programme américain qui ciblait entre autres des reporters. En outre, elles ont permis de mettre fin aux frappes de drones au Pakistan et Clive Stafford Smith a lui-même eu recours à des informations fuitées par Julian Assange pour obtenir la libération d’innocents incarcérés à Guantanamo.

Le défi que devra relever l’équipe juridique de Julian Assange pendant les trois semaines d’audience prévues sera de convaincre la juge et le public de manière plus générale de ne pas accepter son extradition. La liste des témoins semble prometteuse à cet effet : sur celle-ci figure le nom de Daniel Ellsberg, à l’origine de la fuite des Pentagon Papers, de l’éminent journaliste Patrick Cockburn ainsi que celui de Noam Chomsky.

Leurs déclarations suffiront-elles à persuader la juge Vanessa Baraitser ? Cela reste encore à prouver : à l’heure actuelle, peu de décisions ont été prises en faveur de la défense. En effet, les avocats du lanceur d’alerte se sont vus refuser leur requête d’avoir leur client assis à leurs côtés plutôt que dans un box pare-balles. De plus, la juge a écarté leur demande de rejeter les nouvelles accusations portées par les États-Unis pendant l’été. Par ailleurs, leur souhait d’un ajournement de trois mois afin de préparer leur réponse face à ces nouvelles charges n’a pas non plus été exaucé.

Cependant, l’on peut être sûr que si Julian Assange est extradé, il fera face à des chefs d’inculpation qui pourraient le condamner à 175 ans de prison, peine qu’il purgerait en isolement avec très peu de contacts avec sa famille, ses amis et ses avocats.

Outre l’impact personnel d’une telle mesure sur Julian Assange, la concrétisation de ce scénario laisserait les journalistes réfléchir à deux fois si jamais on leur proposait des informations américaines confidentielles à l’avenir.

Les audiences se poursuivent.

Tim Dawson

Photo: Un manifestant protestant devant la cour criminelle de l’Old Bailey dans le centre de Londres le 8 septembre 2020, deuxième jour de la reprise des audiences d’extradition de Julian Assange. La veille, alors que le fondateur de Wikileaks reprenait son combat pour éviter l’extradition vers les États-Unis pour avoir diffusé des documents confidentiels de l’armée américaine, ses avocats n’ont pas réussi à convaincre une juge britannique de rejeter les nouvelles accusations américaines formulées à son encontre. Brandissant des pancartes « N’extradez pas Assange » et « Arrêtez ce procès politique », des manifestants se sont rassemblés devant l’Old Bailey tandis que l’Australien de quarante-neuf ans était amené devant la cour. Tolga Akmen / AFP

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