Le soutien de l'État au journalisme est dans l'intérêt du public

Un nouveau financement pourrait voir le jour à travers l’imposition des géants de l’Internet.

[Translate to French:] Creidt: ALEX HALADA / AFP

Cet article a d’abord été publié dans le journal 'The Irish Times'

Il y a quelques années, Mary Maher, à l’époque présidente du conseil exécutif irlandais de la National Union of Journalists (NUJ), et moi-même étions appelés à participer à une commission sur les communications du Parlement irlandais. 

À notre arrivée à Leinster House, siège du Parlement irlandais, nous avons rencontré, par hasard, Michael D. Higgins, l’ancien ministre des Arts, de la Culture et des Régions de langue gaélique de l’Irlande et futur président de l’Irlande. 

Le député nous a demandé le but de notre visite. Nous lui avons expliqué que nous allions donner notre avis sur les services publics de radiotélévision. 

L’ancien ministre nous a alors mis en garde : « Ah Mary, ils vont te regarder comme si tu étais un défenseur des lacets au moment de l’introduction des chaussures sans lacets. » 

« La COVID‑19 a dévoilé la fragilité du secteur : les conséquences d’un sous‑investissement » 

La déclaration de mauvais augure de Michael D. fait écho au sein de commission sur l’avenir des médias qui considère l’avenir des services publics de radiotélévision, mais aussi du journalisme d’intérêt public.  

Le concept de journalisme en tant que bien public n’est peut‑être plus d’actualité, mais depuis douze mois, la valeur d’un journalisme informé, fiable et qui fait autorité est à nouveau reconnue. 

Toutefois, alors que le journalisme d’intérêt public est plus que nécessaire, les médias sont en crise. 

Les organisations de médias commerciaux luttent pour survivre. Le secteur de la presse régionale est au bord du gouffre, alors que Facebook et Google détournent les revenus. En effet, ils exploitent le travail de journalistes dont l’avenir précaire devrait être la préoccupation majeure de la commission. 

La COVID‑19 a dévoilé la fragilité du secteur : les conséquences d’un sous‑investissement et d’un manque d’action pour protéger les services publics de radiotélévision, le journalisme d’intérêt public et la diversité des médias. 

La commission a pour objectif de s’occuper des services publics de radiotélévision et des « contenus » d’intérêt public fournis par les médias commerciaux à travers les différentes plateformes. 

« Il est temps de remettre en question la croyance selon laquelle accepter une aide gouvernementale mettrait forcément en danger les normes éditoriales, même si elle est régulée. » 

Dans tous les débats, l’attention ne devrait pas porter sur les plateformes utilisées pour communiquer de l’information, mais le journalisme, un terme que je préfère à « contenu ». 

La Radio Télévision irlandaise et la chaîne de télévision publique TG4 fournissent des services publics de radiotélévision de qualité, malgré la lâcheté des politiques lorsqu’il s’agit de réformer les financements et le système de collecte des redevances. 

Un secteur privé des médias dynamique est essentiel à une démocratie saine. Une caractéristique qui se reflète dans le soutien aux entreprises de production indépendantes des secteurs cinématographique et de radiotélévision. Pourtant, les journaux et le secteur de l’information numérique ne disposent pas d’un tel soutien. 

Il est temps de remettre en question la croyance selon laquelle accepter une aide gouvernementale mettrait forcément en danger les normes éditoriales, même si elle est régulée. 

La contribution de la NUJ à la commission, intitulée « Journalism, Not Just Business » (en français, le journalisme, pas seulement le commerce), appelle à l’établissement d’une agence indépendante financée par des fonds publics. Cette agence soutiendrait le journalisme d’intérêt public et jouerait un rôle de développement et de formation pour toutes les plateformes de médias. 

L’indépendance éditoriale  

Certains voient l’idée de diminuer l’aide aux médias privés comme une hérésie. De nombreux citoyens, y compris des membres de la NUJ, sont naturellement inquiets quant à la menace qui pèse sur l’indépendance des rédactions. En effet, certains pensent que toute subvention de l’État compromettrait l’indépendance éditoriale. Des structures transparentes permettraient de vaincre ces peurs. 

Aucune preuve ne suggère qu’une aide gouvernementale mettrait en péril la liberté de la presse ou que les financements nuiraient forcément au contenu éditorial. On compte de nombreux exemples, tels que le groupe de réflexion de l’Institut de recherche économique et social, où l’acceptation ou la dépendance aux aides gouvernementales n’ont pas terni l’indépendance éditoriale. 

La commission devrait prendre exemple sur des modèles internationaux comme la Suède et la Norvège, qui reconnaissent l’importance d’un média viable pour une démocratie saine. 

L’introduction des subventions publiques en Norvège a eu lieu en 1969. La politique des médias figure dans la constitution du pays, selon laquelle l’État a le devoir de faciliter un débat public ouvert et éclairé. 

De la même manière, l’article 40.6.1 de la Constitution de l’Irlande soutient le droit à la liberté d’expression et peut être interprété comme une justification à l’aide gouvernementale pour soutenir la pluralité et la diversité des médias. 

En Irlande, les financements du Simon Cumbers Media Fund et du Mary Raftery Fund ont mis en valeur le journalisme d’intérêt public.  

Le Sound and Vision Fund de la Broadcasting Authority of Ireland est financé grâce à la licence gouvernementale de diffusion et un système de prélèvement. Il a rendu possible la radiotélévision indépendante de haute qualité. 

La NUJ a toujours été soucieuse de l’influence potentielle qu’ont la publicité et le parrainage commercial sur le contenu éditorial. Nous sommes également attentifs quant à la réalité de l’interférence des patrons sur des questions éditoriales. 

Une frontière floue 

La frontière entre contenu éditorial et publicité est de plus en plus floue. La raison est liée en partie au fait qu’elle constitue réponse désespérée au défi des flux de revenus traditionnels des géants de l’Internet. 

Il existe des lobbys industriels puissants en faveur d’une augmentation des publicités gouvernementales et d’un taux de TVA nul pour les fournisseurs d’informations. Cependant, certains émettent une réticence évidente quant à la considération d’un modèle de financement transparent, dont la gestion serait indépendante et les procédures claires. 

Les flux de financement alternatifs sont loin d’être une menace. En réalité, ils pourraient être une arme puissante pour défendre le journalisme d’intérêt public éthique s’ils sont spécifiquement affectés à cet objectif. 

Le financement de médias accorderait également des subventions aux journalistes indépendants, qui, contrairement à leurs pairs des secteurs des arts et du divertissement, n’ont reçu aucune aide spécifique pendant la pandémie de COVID‑19. 

Les entreprises qui ont recours à des licenciements forcés ou refusent de reconnaître le droit à une organisation syndicale ne bénéficieront pas d’un financement public. 

L’État doit aborder avec urgence la question des géants de l’Internet, qui pourraient être une source de financement pour la formation et le développement des médias. 

En 2020, le gouvernement du Royaume-Uni a introduit un impôt sur les services numériques offrant ainsi un modèle pour une nouvelle source de revenus. 

La NUJ propose une taxe sur les bénéfices exceptionnels de 6 % pour les géants de l’Internet, fondée sur le schéma du Royaume‑Uni. 

Les géants de l’Internet profitent largement de l’utilisation des contenus créés par les médias. Ils attirent les utilisateurs et génèrent des clics, des vues et des publicités sur le dos des médias traditionnels qui les ont produits. 

Le journalisme n’est pas seulement du commerce. Nous devons protéger, soutenir et maintenir le journalisme d’intérêt public à la radio et à la télévision, en format papier et numérique, aux niveaux national et régional. 

Nous n’avons pas besoin de rester bloqués dans le passé pour protéger notre futur. 

Par Séamus Dooley, secrétaire irlandais de la National Union of Journalists.