Myanmar: médias et coup d’État

Phil Thornton, conseiller de la FIJ en Asie-Pacifique, explique comment la junte militaire essaie de réduire au silence toute opposition face à la démocratie volée : elle cible les journalistes, menace les médias, tire des coups de feu, décrète des couvre‑feux et coupe Internet.

[Translate to French:] Soldiers in Myanmar

Au Myanmar, les journalistes ont peur et ils ont de bonnes raisons pour cela. Les responsables du coup d’État, qui ont pris le contrôle du pays il y a deux semaines, les surveillent constamment. Les médias ont été avertis qu’ils seraient condamnés à de lourdes peines d’emprisonnement en cas d’infraction au Code pénal qui vient d'être amendé. 

L’état d’urgence l’emporte sur la réforme 

La situation n’était déjà pas simple pour les journalistes du Myanmar avant le coup d’État, même si Aung San Suu Kyi et son parti, la Ligue nationale pour la démocratie (LND), étaient au gouvernement. L’emprisonnement des journalistes sur base de fausses accusations était fréquent. De plus, à cause du très sévère article 66 (d) de la Loi sur les télécommunications (2013), de nombreux journalistes ont été poursuivis ou menacés de diffamation.  

Pourtant, les électeurs avaient toujours confiance en Suu Kyi. Lors des élections de novembre 2020, ils ont à nouveau choisi la LND, qui a obtenu au moins 83 % des sièges parlementaires. Comparé au nombre de sièges nommés par l’armée, le Parti de l’union, de la solidarité et du développement (USPD) n’a obtenu que 33 sièges. La LND quant à elle détenait 396 sièges sur les 476 disponibles au total. Ainsi, le parti de Suu Kyi avait un avantage considérable au Parlement pour pouvoir introduire de potentiels changements qui influeraient sur la richesse de l’armée et affaibliraient son pouvoir sur le pays. L’armée, qui s’est sentie menacée par les débats relatifs à des réformes et des amendements économiques de la Constitution de 2008, a donc répondu par un coup d’État. 

Le 1er février 2021, à l’aube, le président Win Myint et la conseillère d’État Aung San Suu Kyi, qui auraient dû célébrer leur victoire, ont été arrêtés chez eux et emprisonnés aux côtés de dirigeants politiques nationaux et régionaux, d’activistes et de fonctionnaires de la LND pour fraude électorale. 

Les habitants du Myanmar ont envahi les rues. Des fonctionnaires, des docteurs, des infirmiers, des étudiants et des ouvriers ont manifesté contre « l’état d’urgence » d’une durée d’un an imposé par l’armée. Désormais, le pays est gouverné par un Conseil d’administration de l’État composé de 16 membres et dirigé par le général Min Aung Hlaing. 

Photo de balles de plomb utilisées pour attaquer les manifestants

 

La sécurité en danger et les déplacements surveillés 

Les journalistes qui étaient en première ligne pendant la manifestation ont raconté à la Fédération internationale des journalistes (FIJ) que le port de l’insigne « PRESSE » ne garantissait pas leur sécurité. Selon un photojournaliste de la ville de Mandalay, dans le nord du Myanmar, la police et les soldats utiliseraient des lance‑pierres et des carabines à air comprimé. Le bruit de ces armes semble inoffensif, mais les blessures que causent les balles ou les billes d’argile sont importantes. Il est courant que la chair et les os soient transpercés et que des soins hospitaliers soient donc nécessaires. En général, les yeux sont la partie du corps la plus touchée. Les blessures provoquent souvent une perte de la vue. 

Les photojournalistes ont expliqué à la FIJ les blessures que peuvent infliger ces armes. « Le pire c’est qu’elles ne font aucun bruit, jusqu’à ce qu’elles atteignent une cible. Ces blessures au visage, aux bras ou aux jambes font souffrir et laissent des séquelles. Nous savons que l’armée et la police ciblent les journalistes. Nous sommes en première ligne avec les manifestants. Nous savons que nous sommes identifiés et filmés. Je n’ose pas rentrer chez moi le soir. J’ai trop peur. » 

Selon les nouveaux amendements apportés au Code pénal et signés par le chef du coup d’État, le général Min Aung Hlaing, les citoyens sont désormais tenus de signaler le fait qu'ils ne rentrent pas chez eux.  Il devient dès lors dangereux de rester chez des amis, des collègues ou de la famille, puisque les autorités soupçonnent des violations du Code. Les habitants doivent désormais informer les autorités lorsque des visiteurs passent la nuit chez eux et indiquer les heures d’arrivée et de départ. 

Il est évident que l’article 124-A essaie de faire disparaître et de museler les journalistes, les écrivains, les dessinateurs humoristiques, les photographes, les blogueurs, les artistes et les activistes : « Quiconque par la parole, des écrits, des symboles, des représentations visibles ou quelconque autre moyen, incite ou tente d’inciter à la haine ou à l’outrage, ou encore suscite ou tente de susciter le mécontentement à l’égard du gouvernement établi par la loi pour l’Union, les entités constitutives, les Services de défense ou le personnel des Services de défense, recevra une peine pouvant aller de 7 à 20 ans d’emprisonnement avec une amende. » 

De lourdes peines d’emprisonnement 

Le Code pénal stipule qu’entraver ou distraire le travail des officiers militaires et des fonctionnaires du gouvernement est punissable d’une amende ou de sept ans d’emprisonnement. En cas de « sabotage » des opérations de maintien de l'ordre et de la stabilité de l'Etat menées par les forces militaires et les forces de l’ordre,  un individu risque de 10 à 20 ans d’emprisonnement. 

La police et l’armée sont désormais autorisées à réaliser des perquisitions sans mandat. Elles peuvent détenir des suspects pendant 24 heures sans autorisation judiciaire. D’autres articles du Code pénal énoncent une série d’amendes et de peines de prison, y compris des peines de 20, 10 et 7 ans, voire même de 3 ans pour des faits présumés de violations. 

Un journaliste de la ville de Yangon a relaté à la FIJ que certains journalistes ont peur de sortir et de faire leur travail. 

« Mes amis prennent plus de risques, mais, moi, j’ai peur. Je suis certainement plus prudent lorsque je dois interroger des sources. Les porte‑parole du gouvernement ont déclaré qu’aucune protection particulière n’a été accordée aux journalistes, surtout si leur travail incite au conflit et qu’ils devraient s’attendre à des représailles. »

 

Photo d'un trou dans une vitre provoqué par une balle

 

Le coup d’État censuré 

Le 12 février, le ministère de l’Information a publié une lettre officielle qui précisait de façon explicite ce que les médias peuvent ou ne peuvent pas faire. Plus précisément, le Ministère a averti les journalistes contre l’utilisation des termes « gouvernement putschiste » pour faire référence au Conseil d’administration de l’État désigné par l’armée, « responsables putschistes » pour l’armée ou encore tout simplement « putsch » ou « coup d’État », car cela va à l’encontre de l’éthique des journalistes. Dans son précepte, le Ministère tente de renforcer le message de l’armée : le coup d’État était nécessaire et l’armée a agi dans le respect de la Constitution de 2008. Il ajoute que l’armée a nommé le Conseil d’administration de l’État afin qu’il réalise sa mission conformément aux directives du prétendu état d’urgence. En outre, cette lettre insinue que les reportages de « certains médias encourageaient les émeutes ».  

Les persécutions, les coups de feu et les arrestations sont monnaie courante pour les journalistes du Myanmar, précisément parce qu'ils  exercent leur travail. Win Hlaing (nom fictif) a traité le sujet des conflits au Myanmar pendant 20 ans (les manifestations ouvrières dans les mines devenues violentes ou encore les attaques de l’armée birmane dans les villages ethniques entre autres) et a subi les représailles des autorités que ses reportages avaient rendues furieuses. 

Il a expliqué à la FIJ les difficultés de travailler au Myanmar. 

« Vu la situation actuelle, nous revenons à une période sombre. Leur mentalité [militaire] est incapable de comprendre le travail des journalistes. Pour eux, nous sommes des perturbateurs, nous diffusons des informations qu’ils souhaitent cacher. C’est pourquoi nous sommes des cibles. Ils veulent nous réduire au silence. » 

Win Hlaing évoque les quelques possibilités pour les journalistes de se protéger. 

« Il est préférable de former de larges groupes. Si nous sommes seulement à deux ou à cinq, il est facile pour eux de nous arrêter. À Myitkyina, dans l’État Kachin, ils ont tiré des coups de feu sur les manifestants et arrêté cinq journalistes. L’utilisation de l’insigne PRESSE pour nous identifier en tant que journalistes nous met en danger lorsque nous travaillons seuls. » 

Les contrôles Internet 

Win Hlaing prévient que l’armée ne ciblera pas seulement les journalistes dans la rue, mais aussi sur Internet afin de les museler. La junte militaire prévoit que le Conseil d’administration de l’État adopte des lois relatives à Internet leur permettant de consulter les données des utilisateurs, de bloquer des sites Internet, de couper Internet et d’emprisonner les opposants ainsi que les personnes ne respectant pas les ordres. 

Le 11 février, une coalition de 158 organisations locales de la société civile a publié une déclaration condamnant les lois relatives à Internet promulguées par la junte militaire. Selon la coalition, le projet de loi « constitue une violation des droits humains, y compris du droit à la liberté d’expression, à la protection des données et de la vie privée, ainsi qu’une violation d’autres principes démocratiques et droits humains ». 

La loi relative à Internet autoriserait l’armée à bloquer les sites Internet, à consulter les données, les numéros de téléphones, les cartes d’identité, les publications et à mener des opérations de surveillance non contrôlées. Win Hlaing explique que l’armée est déterminée à faire taire les journalistes et les opposants et que la loi relative à Internet a de fortes chances d’être adoptée. Quelques jours après le coup d’État, les autorités ont bloqué l’accès à Facebook, Twitter et d’autres réseaux sociaux afin d’essayer de museler les opposants. « Je suis sûr qu’ils nous suivent déjà, qu’ils vérifient pour qui nous travaillons et nos relations internationales », a‑t‑il ajouté. 

L’armée a décrété un couvre‑feu de 20 h à 4 h, a interdit temporairement l’accès à Facebook et a coupé Internet de 1 h à 9 h du matin le dimanche 14 février et pendant 24 h le samedi 6 février. 

Des journalistes ont raconté à la FIJ que les chars sont toujours dans les rues, que le nombre de troupes lourdement armées a augmenté et que les autorités arrachent illégalement des centaines de personnes à leurs foyers lors de descentes.  

« Selon des rumeurs, l’armée et la police arment 23 000 prisonniers libérés pour les envoyer dans des quartiers résidentiels après la tombée de la nuit afin de semer la terreur. Les habitants organisent des rondes et prennent des précautions contre les potentiels intrus, car des gens pourraient en sortir blessés. Sans aucune diffusion d’information fiable, la population ne saura pas s’il s’agit de la vérité ou de désinformation. » 

Les attaques ethniques continuent 

Un journaliste installé dans l’État Karen a expliqué à la FIJ la difficulté constante de couvrir les problèmes ethniques, car en général il s’agit d’atrocités commises par l’armée birmane contre les ethnies. 

« Pour l’instant, le coup d’État n’a pas provoqué de réel changement, mais la situation actuelle ajoute de l’insécurité à nos reportages. Nous ne connaissons pas encore les effets du Code pénal sur notre travail. Cet élément est essentiel, car actuellement nous traitons en continu l’histoire de 7000 villageois de l’État Karen contraints de partir à cause des attaques de l’armée birmane dans leurs villages. Couvrir l’embargo de l’armée sur les aides destinées aux personnes déplacées pourrait être considéré comme une violation par le Conseil d’administration de l’État. »  

Le journaliste a déclaré : « Certains collègues sont inquiets de voir les conditions se détériorer et craignent le retour à une période sombre où nous étions suivis, photographiés et interrogés par les agents militaires. » 

Un journaliste installé à Yangon a affirmé, inquiet, que les journalistes locaux ressentent le poids des menaces pesant sur leur sécurité en raison des nouvelles lois adoptées par le Conseil d’administration de l’État de la junte militaire. 

« Il n’y a aucune considération ni aucun respect à l’égard de la liberté de la presse. L’armée nous cible et se vengera de notre travail si nous ne respectons pas leurs règles. Ils font attention lorsqu’il s’agit de médias étrangers comme la RFA, la VOA et la BBC, mais concernant les journalistes locaux, ils sont prêts à nous faire disparaître à tout moment. » 

Par Phil Thornton, conseiller de la FIJ en Asie‑Pacifique.