Intelligence artificielle: Ces négociations ne devraient pas être reservees a quelques-uns

Imaginez un instant que l'humanité entière doive prendre une décision extrêmement importante. Il s'agit d'un choix susceptible de façonner toute notre culture, de déterminer qui est riche et qui est pauvre, et d'établir l'équilibre des pouvoirs entre les entreprises et les individus dans un avenir prévisible.

Crédit : FIJ.

Cette décision pourrait bien être la résolution la plus importante et la plus ambitieuse de l'histoire de l'Humanité. Elle touchera tout le monde.

Réfléchissez ensuite au type de personne à qui vous feriez confiance pour prendre une telle décision, en notre nom à tous.

Choisiriez-vous Rupert Murdoch, le milliardaire australo-américain, magnat des médias ? Et le laisseriez-vous mener à huis clos les négociations sur lesquelles reposera cette décision ?

En fait, vous n'avez pas à choisir, car Murdoch s'est déjà porté candidat et les négociations ont commencé il y a quelque temps. 

La décision en question est la suivante : quelle doit être la relation entre notre culture existante - tout ce qui est écrit, dessiné, composé, chanté, interprété et photographié - et les entreprises qui possèdent la technologie émergente de l'intelligence artificielle ?

L'Intelligence artificielle (IA) a la capacité d'aspirer des mots, des images et des sons à une vitesse fulgurante. Le retraitement se fait en quelques millisecondes et de "nouvelles" histoires, poèmes, images, chansons et matériaux combinant des éléments "empruntés" à une multitude de sources sont régurgités. L'IA reproduit le processus créatif humain, mais à une échelle industrielle automatisée et à une vitesse et une portée telles qu'il est difficile de les concevoir.

Jusqu'à présent, dans presque tous les pays, l'hypothèse par défaut était que la personne qui créait "une œuvre", ou son employeur, avait le droit de bénéficier de la vente de cette œuvre. Si j'écris un article, je peux décider à qui je le vends et à quel prix. Un peintre peut vendre son tableau. Un chanteur peut vendre un enregistrement de sa voix.

L'IA bouleverse ce processus. Les moyens par lesquels ChatGPX et Bard mélangent les matériaux sont si complexes que les originaux sur lesquels les "nouvelles" données sont basées sont insondables.

Mais ils existent bien sûr. Jusqu'à présent, le potentiel de l'IA a suscité des visions à la fois dystopiques et panglossiennes, quelque part dans un avenir proche. Il y a quelques jours, cependant, il est apparu clairement que les discussions visant à déterminer comment les propriétaires de la culture existante seront indemnisés en sont déjà à un stade avancé.

Vendredi 16 juin, le Financial Times a rapporté que le News CorpAxel SpringerThe New York Times et The Guardian étaient tous en pourparlers avec les principaux propriétaires d'IA. "Les accords pourraient impliquer que les organisations de médias soient payées par abonnement pour leur contenu afin de développer la technologie qui sous-tend les chatbots tels que ChatGPT d'OpenAI et Bard de Google", a déclaré le journal économique britannique.

Il faut féliciter les magnats des médias d'avoir su saisir l'opportunité qui s'offrait à eux, mais leur initiative soulève de profondes questions. Par exemple, peu d'entre eux détiennent les droits d'auteur de tout ce qu'ils publient. Quelles dispositions seront prises pour indemniser les nombreux photographes et écrivains qui utilisent leurs œuvres sous licence uniquement pour la plateforme sur laquelle elles sont publiées ? Ces groupes sont d'ailleurs beaucoup plus nombreux en Europe, où de nombreux créateurs salariés conservent des droits sur leurs œuvres.

Mais les répercussions de ces négociations vont bien au-delà des médias d'information. L'accord conclu par les grands éditeurs - le premier du genre avec les géants de l'IA - pourrait être la seule concession financière arrachée à ces mastodontes émergents. À tout le moins, il établira le modèle de tout ce qui suivra. 

D'aucuns pourraient penser que les antécédents du magnat australo-américain des médias laissent supposer qu'il fera passer les préoccupations de l'Humanité avant ses propres intérêts commerciaux et politiques ? En ma qualité de représentant de 600.000 journalistes du monde entier, je pense qu'une approche plus démocratique et pluraliste s'impose.

On peut se demander, bien sûr, ce qui a amené les géants de l'IA à cette table de négociation particulière. C'est là que réside une autre préoccupation concernant ces pourparlers privés. Les propriétaires des principales plateformes d'information du monde pourraient bien se réjouir d'une nouvelle source de revenus importante. Mais une fois que le pipeline de l'IA à leur profit sera établi, quel sera le forum où les innombrables petits créatifs pourront se plaindre de la disparition de leurs revenus ?

Quel que soit l'accord conclu, il ne peut être laissé aux seules entreprises de médias. Les représentants des journalistes et de tous les autres créateurs doivent être présents à la table des négociations et bénéficier d'un statut égal. L'ensemble du processus devrait s'inscrire dans le cadre d'un débat démocratique international sur la manière dont l'humanité peut tirer profit de l'IA et sur la manière dont nous pouvons réglementer son fonctionnement.

Dans le domaine des petits créateurs individuels, il existe déjà des modèles, connus sous le nom de sociétés de gestion collective, qui permettent aux individus de bénéficier de fonds collectés collectivement, principalement lorsque leurs œuvres sont photocopiées. Il serait facile de reproduire ou de développer ces modèles pour l'IA. 

Le potentiel de l'IA est tel qu'un tel arrangement, négocié dans l'intérêt de tous, pourrait ouvrir une nouvelle ère de créativité. Les plateformes d'information seraient soutenues financièrement et les créateurs individuels dans tous les domaines pourraient bénéficier d'un revenu de base pour soutenir leurs efforts. Le nombre de créateurs de toutes sortes pourrait bien se multiplier et inaugurer un nouvel âge d'or de l'expression humaine. 

Cependant, si l'on laisse ces décisions cruciales à une poignée de chefs d'entreprise qui s'autosélectionnent et délibèrent en secret, je doute que l'on parvienne à trouver une formule qui permette d'atteindre cet objectif.

 

Tim Dawson est le Secrétaire général adjoint de la Fédération internationale des journalistes, représentant 600.000 journalistes répartis dans 150 pays du monde.