Harcèlement en ligne: "Je refuse de changer mes routines et pratiques journalistiques à cause du harcèlement en ligne", journaliste Esra Aygin

Esra Aygi, 43 ans, est une journaliste indépendante chypriote turcophone qui écrit pour les médias chypriotes turcs et chypriotes grecs. Elle est également la correspondante à Chypre de Reporters sans frontières. En tant que journaliste politique, elle couvre principalement les questions liées à la division de l'île, au rôle de la Turquie à Chypre et aux négociations de paix. Depuis janvier 2021, elle est victime d'abus en ligne pour avoir critiqué le dirigeant chypriote turc.

FIJ : Pouvez-vous décrire le type d'abus que vous avez reçu en ligne ?

Le 13 janvier 2021, le dirigeant chypriote turc Ersin Tatar a déclaré qu'il n'accepterait pas les vaccins Covid-19 de l'Union européenne, s'ils sont livrés à la communauté chypriote turque via la République de Chypre. 

Je l'ai critiqué pour cette déclaration sur Twitter et j'ai écrit : "Vous ne pouvez pas risquer la santé de cette communauté parce que vous voulez jouer le jeu d'un souverain. Être un État, être un homme d'État, être un président, c'est avant tout travailler pour le bien-être, la prospérité et la santé de votre peuple. Vous n'avez pas conscience de la responsabilité et de l'ampleur de votre devoir."

Le leader chypriote turc Tatar a répondu à mon tweet en anglais (avec beaucoup de fautes d'orthographe) en écrivant : "Cheap and undignified, u should do better, at least keep quiet and give us a chance". 

Après que Tatar m'a répondu, j'ai fait l'objet de nombreux abus en ligne de la part d'utilisateur.rice.s de Twitter me traitant d'amoureuse de la Grèce, de terroriste, de traîtresse, et demandant qui paie mon salaire. Il.elle.s m'ont dit de quitter Chypre, d'aller vivre en Grèce. J'ai également reçu une menace de mort de la part du "Mouvement turc mondial", qui a déclaré qu'il ferait couler mon sang parce que je suis une collaboratrice de l'ennemi.

FIJ : Pouvez-vous décrire comment cela a affecté votre travail ?

Les abus en ligne sont une question de liberté d'expression. Le droit des femmes journalistes à la liberté d'expression exige qu'elles soient également en mesure de partager leurs idées et leurs opinions sans censure ni crainte de représailles. 

Il était fatigant et frustrant de lire constamment des abus et des attaques en ligne. C'était émotionnellement très épuisant pour moi et pour mes proches. Je n'étais pas à Chypre à l'époque et je n'ai donc pas eu peur, mais je suis sûre que si j'avais été à Chypre, je ne me serais pas sentie en sécurité. 

FIJ : Considérez-vous que vous avez été ciblée spécifiquement parce que vous êtes une femme journaliste ?

Je suis sûre que le leader chypriote turc Tatar n'aurait pas répondu de manière aussi insultante et condescendante si je n'avais pas été une femme. Et je n'aurais pas été autant attaquée par les autres.

FIJ : Avez-vous déposé une plainte ? Si oui, auprès de qui ?

J'ai informé Reporters sans frontières, pour qui je travaille en tant que correspondante. Le syndicat des journalistes chypriotes turc.que.s Basin-Sen m'a apporté un soutien juridique afin de poursuivre Ersin Tatar pour avoir fait de moi une cible et mis ma vie en danger. Le syndicat a pris en charge tous les coûts financiers de cette action. Il.elle.s ont fait une déclaration me soutenant et critiquant Tatar. 

FIJ : Quelle est la situation actuelle ? Des poursuites ont-elles été engagées contre votre harceleur ?

Il n'y a pas encore eu de poursuites. L'affaire judiciaire est en cours.

FIJ : Avec le recul, qu'est-ce qui aurait pu être fait différemment dans votre cas ?

Je pense que le syndicat a fait tout ce qui était en son pouvoir pour me soutenir. 

FIJ : Quels conseils donneriez-vous aux journalistes qui sont ciblé.e.s en ligne ? Et plus particulièrement aux femmes journalistes ?

Les femmes journalistes sont de plus en plus souvent la cible d'abus en ligne. Beaucoup d'entre elles font état de problèmes graves dus à la peur de ces abus, notamment le fait de quitter les réseaux sociaux, de quitter leur emploi et de s'autocensurer. Elles devraient se tourner vers leurs syndicats, qui peuvent les aider en leur proposant une assistance juridique, un soutien psychologique, des déclarations publiques, ainsi que des formations sur la sécurité numérique et des conseils pour prévenir les abus en ligne.

FIJ : Prenez-vous désormais des précautions particulières lorsque vous vous exprimez sur les réseaux sociaux ou que vous publiez des articles ?

Je refuse de changer mes routines et mes pratiques journalistiques à cause du harcèlement en ligne. 

FIJ : Comment les syndicats pourraient-ils améliorer le soutien qu'ils apportent à leurs membres féminins confrontés à des abus en ligne ? 

Les syndicats peuvent fournir des conseils concrets que les femmes journalistes devraient suivre à la fois pour limiter les abus en ligne et lorsqu'elles y sont confrontées. Les journalistes devraient également recevoir des conseils juridiques sur la manière d'identifier les infractions punissables, de demander de l'aide aux organisations appropriées, de rassembler efficacement les preuves et de prendre les mesures appropriées si il.elle.s décident de porter plainte. 

Les syndicats peuvent contribuer à apporter un soutien psychologique.

FIJ : Que pourrait-on faire pour lutter contre le cyberharcèlement de manière préventive plutôt que réactive ?

Comme mesures préventives, les journalistes pourraient recevoir une formation sur la façon de sécuriser leurs comptes sur les réseaux sociaux et de les rendre privés.

Dans les cas très sensibles, les journalistes devraient avoir le choix de ne pas utiliser leur signature ou leur photo. Les médias peuvent également désactiver la section des commentaires sur leurs sites d'information.

Des lois peuvent être adoptées pour protéger les journalistes contre les abus en ligne. 

For more information, please contact IFJ on +32 2 235 22 16

The IFJ represents more than 600,000 journalists in 146 countries

Follow the IFJ on TwitterFacebook and Instagram

Subscribe to IFJ News