Lettre conjointe de la FIJ et d'Amnesty International au Président de la République du Rwanda


Président Paul Kagame,
Présidence de la République,
BP15,
Kigali,
Rwanda.

Le 3 Mai, 2006.

Monsieur le Président de la République,


Nous vous écrivons aujourd’hui pour exprimer nos inquiétudes sur les violations des droits humains commis contre des journalistes depuis le mois de septembre 1994, ainsi que la manque de mesures prises par le gouvernement pour enquêter sur ces violations et traduire en justice leurs auteurs présumés.

En ce jour consacré à la liberté de la presse, nous vous invitons à exprimer publiquement votre soutien pour une presse indépendante et libre au Rwanda, à garantir que les journalistes indépendants soient autorisés à travailler sans peur d’être attaqués, d’être intimidés et d’être victimes de violations des droits humains, à exiger que des enquêtes impartiales, indépendantes et publiques soient menées sur toutes les attaques ou actes d’intimidation contre les journalistes et que leurs responsables soient traduits en justice. Enfin, nous vous invitons à vous assurer que tous les cas de journalistes qui ont été, selon nos informations, emprisonnés suite à un procès injuste soient revus.

Depuis l’indépendance, les médias ont été d’une très grande importance pour les différents gouvernements s’étant succédés au pouvoir. Jusqu’à la fin des années 1980, la majorité des journalistes travaillaient ainsi sous le contrôle du parti unique, le Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement (MRND). Au cours de la guerre civile du début de la décennie 1990, les autorités rwandaises et le FPR utilisèrent les médias, en particulier les journaux, les pamphlets et les émissions de radio, pour exhorter les populations rwandaises à prendre part au conflit armé et les inciter à la haine ethnique et à la violence. Dès le début de l’année 1994, la manipulation des média se fit plus évidente. A l’instar de la Radio télévision libre des milles collines (RTLM) et du journal Kangura, certaines stations de radio et certains journaux furent utilisés par le gouvernement pour répandre la haine ethnique et inciter les populations rwandaises à prendre part à des actes de génocide. En 2006, les autorités rwandaises continuent de se référer au rôle tenu par cette presse pour discréditer, intimider et harceler les journalistes indépendants.

Depuis que le FPR est au pouvoir la liberté d’expression, en particulier la liberté de la presse, a été fortement restreinte. Cette restriction est notamment perceptible dans la loi sur la presse de 2002. Une loi qui introduit, par exemple, de très longues peines d’emprisonnement pour la publication d’informations considérées comme fausses, irrespectueuses envers le Président de la République, menaçant l’ordre et la décence public ou portant atteinte à la réputation des autorités publiques. Bien que les termes de cette législation soient très vagues, ils sont régulièrement utilisés pour étouffer les critiques émises par la presse envers les autorités ou pour intimider les personnes exprimant ouvertement leurs inquiétudes à propos des activités et des performances des fonctionnaires publics. Parallèlement à la loi sur la presse, les violations systématiques des droits humains ont également contribué à alimenter le climat limitant l’indépendance de la presse au Rwanda. Ainsi que le montre le tableau annexé à cette lettre, des journalistes indépendants ayant tenté de dénoncer les violations des droits humains et les allégations de corruption, ont été arbitrairement détenus, injustement jugés, contraints de fuir le pays, portés ‘disparus’ ou assassinés. Si, selon nos informations, les forces de sécurité ont été dans un certain nombre de cas liées à ces violations, des investigations ont rarement été menées et elles n’ont jamais abouti à des poursuites judiciaires des auteurs présumés.

Le droit à la liberté d’expression et la liberté de rechercher, recevoir et répandre des informations sont expressément protégés par le Pacte international relatifs aux droits civils et politiques (PIDCP) dont le Rwanda est Etat-partie. L’article 19 de ce Pacte déclare ainsi :

« Toute personne a le droit à la liberté d’expression ; ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre l’information et des idées de toute espèce sans considération des frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par toute autre moyen de son choix. »

Si le PIDCP prévoit certaines restrictions à l’exercice de ces libertés, celles-ci doivent être prévues par la loi et nécessaires soit au respect des droits ou de la réputation d’autrui, soit à la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques.

Le droit à la liberté d’expression est également protégé par l’article 9 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, ainsi que par la déclaration relative aux principes sur la liberté d’expression en Afrique, adoptée en 2002 par la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples. Selon le principe XI de cette déclaration :

« Les attaques telles que le meurtre, le kidnapping, l’intimidation et la menace contre des journalistes ou d’autres personnes exerçant leur droit à la liberté d’expression ainsi que la destruction matérielle des installations de communication, sape le journalisme indépendant, la liberté d’expression et la libre circulation des informations vers le public.
Les Etats sont dans l’obligation de prendre des mesures efficaces en vue de prévenir de telles attaques et, lorsqu’elles sont perpétrées, mener une enquête à cet effet, punir les auteurs et veiller à ce que les victimes aient accès à des recours efficaces. »

Lors d’une conférence de presse tenue au village Urugwiro, le 30 mars 2006, vous avez dit, selon le journal the New times : « Ma critique [des médias] était positive et il est toujours important que les personnes acceptent les critiques ». Aussi, Monsieur le Président, nous vous exhortons à permettre aux journalistes d’opérer indépendamment et librement même si leur travail les amène à évaluer la manière avec laquelle les autorités dirigent le Rwanda. Les reportages indépendants, les études détaillées et critiques des activités et des résultats du gouvernement contribuent assurément au développement d’une société civile plus juste, ouverte et transparente.

En aucun cas, les journalistes ne doivent être intimidés ou forcés à l’autocensure. Le gouvernement rwandais doit respecter et protéger leur droit à la liberté d’expression, de même qu’il doit agir en conformité avec l’article 19 du Pacte international des droits civils et politiques et l’article 9 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples.

Nous vous remercions de prendre le temps de lire cette lettre et attendons avec impatience votre réponse.

Nous vous prions d’agréer, Monsieur le Président de la République, l’expression de ma haute considération.


Aidan White
Secrétaire Général